Qui est chinois ? A Hong Kong et Taiwan, le principe « un pays, deux systèmes » dans l’impasse.

Taiwan refuse la perspective d’une réunification à la Chine sur la base du principe « un pays, deux systèmes », et les événements de Hong Kong n’arrangent rien. En août, les Hongkongais ont appris qu’ils devraient choisir leur chef de l’exécutif parmi une liste de candidats approuvés par Pékin. Selon Victor Louzon, Fox International Fellow, cette restriction s’explique par l’inquiétude de la Chine face au manque de « patriotisme » de la population de Hongkong. A Taiwan et à Hong Kong, qui « jouissent d’une liberté politique incomparable avec celle de la RPC », de nombreux citoyens affirment leur opposition à la dictature du continent en rejetant l’identité chinoise, voire en réhabilitant le passé colonial britannique ou japonais. Cette attitude suscite la colère du régime chinois, dont la légitimité repose sur le récit d’un redressement national. La formule « un pays, deux systèmes », censée permettre l’union de la RPC et de régimes plus libres, se heurte ainsi à la conception unitaire et autoritaire de la nation qui règne à Pékin. -YaleGlobal

Qui est chinois ? A Hong Kong et Taiwan, le principe « un pays, deux systèmes » dans l’impasse.

Pour la Chine, le patriotisme prévaut sur la démocratie exigée à Hong Kong et pratiquée à Taiwan.
Victor Louzon
Thursday, November 6, 2014

NEW HAVEN : Le 26 septembre dernier, le président chinois Xi Jinping a réaffirmé son espoir de voir la Chine et Taiwan réunifiées selon le principe « un pays, deux systèmes ». Le moment était curieusement choisi, Hong Kong étant encore en proie aux manifestations étudiantes exigeant un suffrage universel authentique. La déclaration de Xi a été immédiatement dénoncée par les indépendantistes taïwanais de l’opposition, mais aussi par le Kuomintang au pouvoir, habituellement favorable à Pékin.

Le bras de fer politique hongkongais et la réaction taiwanaise mettent en doute la viabilité de la formule « un pays, deux systèmes ». En 1997, Pékin avait garanti à Hong Kong un avenir démocratique ; mais le 31 août dernier, l’Assemblée nationale populaire a annoncé que les électeurs de la cité marchande choisiront leur chef de l’exécutif parmi des candidats présélectionnés : la Chine est prête à leur concéder des libertés, pas la démocratie.

Pour les indépendantistes taiwanais, ce n’est qu’une preuve de plus que la souveraineté chinoise équivaut à la tyrannie. Mais le président Ma Ying-jeou, notoirement en faveur d’un rapprochement avec Pékin, est également plongé dans l’embarras. Soucieux de ne pas braquer le gouvernement chinois, il a appelé à une solution « pacifique et rationnelle » du conflit ; mais en tant que dirigeant librement élu d’une société massivement favorable aux protestataires de Hong Kong, il n’a pas eu d’autre choix que de soutenir leurs revendications.

La déclaration de Xi était probablement une manière de sonder l’opinion taiwanaise, car le principe “un pays, deux systèmes” en vigueur à Hong Kong était originellement conçu pour une réunification avec Taiwan, qui reste la principale revendication territoriale de Pékin. Hong Kong est donc regardée comme un terrain d’essai, et un dicton courant veut que « le présent de Hong Kong soit l’avenir de Taiwan ».

Le parallèle ne vaut que jusqu’à un certain point. Hong Kong fait partie de la République Populaire depuis 17 ans, alors que Taiwan a tous les attributs d’un pays souverain, à l’exception majeure de la reconnaissance internationale. Hong Kong fut libéralisée mais non démocratisée par le pouvoir colonial britannique ; les élections à Taiwan sont libres depuis les années 1990.

Les deux territoires n’en ont pas moins beaucoup en commun. Tous deux font partie de ce qu’on a parfois appelé la « Chine bleue » : les marges prospères, extraverties et maritimes d’un empire continental. Hong Kong et Taiwan jouissent d’une liberté politique incomparable avec celle de la RPC, et sont parfois considérées – avec optimisme – comme des modèles pour une réforme politique du continent. De nombreux activistes taiwanais ont exprimé leur solidarité avec le mouvement hongkongais, bien qu’Occupy Central veille à dissiper les soupçons de collusion avec les indépendantistes de l’île – qui ferait de l’organisation un « ennemi de l’Etat », selon les menaces à peines voilées du Global Times.

Mais il y a davantage : à Hong Kong comme à Taiwan, les oppositions politiques sont souvent formulées comme des affrontements autour de l’identification à la Chine. Rien de nouveau à Taiwan, où la lutte entre « nativistes » et « prochinois » structure la vie politique depuis la démocratisation. Le débat est plus récent – et moins attendu – à Hong Kong, où le patriotisme chinois peine à s’implanter depuis la rétrocession de 1997. Deng Xiaoping et ses successeurs avaient parié que la réunification renforcerait l’identité chinoise de la population, ce qui rendrait la différence des systèmes politique et économique inoffensive pour l’unité nationale. Le patriotisme devait neutraliser l’autonomie. Or il semble au contraire que l’attachement à Hong Kong comme entité distincte gagne en force, en particulier chez les jeunes. Dans un étrange retournement historique, les Hongkongais éduqués sous la souveraineté chinoise sont moins attachés à la « patrie » que ne l’étaient leurs parents colonisés. Cette distance tourne parfois à la franche hostilité, voire au mépris, alimentés par ce qui est perçu comme l’influence négative de la Chine – des prix de l’immobilier aux pressions sur la liberté de la presse en passant par l’afflux de continentaux, touristes ou migrants illégaux. En 2012, quand des activistes hongkongais ont dénoncé l’invasion des « sauterelles » en pleine page d’un quotidien populaire, personne n’a manqué l’allusion. La décision de Pékin de restreindre le suffrage universel repose donc sur le constat que le pari de Deng a échoué.

Cette politique identitaire présente des ressemblances frappantes avec les débats taiwanais. Les nativistes formosans suggèrent volontiers que les Chinois sont moins civilisés que les insulaires – une version à peine plus polie voulant que leur « culture politique » soit intrinsèquement incompatible avec la démocratie : les continentaux peuvent avoir de l’argent et du pouvoir, mais ils ne sont pas dignes d’être imités. C’est à eux d’apprendre de Taiwan ou de Hong Kong, et non le contraire.

A Hong Kong comme à Taiwan, la méfiance envers la Chine s’accompagne d’une tendance à réhabiliter le passé colonial. De nombreux Hongkongais évoquent la période britannique sans ressentiment, voire avec nostalgie, préférant rappeler son héritage libéral que le refus de Londres de concéder l’autodétermination. Quant aux indépendantistes taiwanais, ils jugent le règne japonais avec bien plus d’indulgence que ne le fait le Kuomintang. Il y a certes une bonne part d’illusion rétrospective dans cette nostalgie, mais le fait est là : de nombreux Hongkongais et Taiwanais jugent la Chine à l’aune de leurs anciens maîtres coloniaux, et la jugent durement. Or cette rhétorique frappe au cœur du nationalisme chinois. Elle l’insulte deux fois, en rejetant la Chine et comme étrangère, et comme arriérée, dénigrant ouvertement le grand récit cher à Pékin d’un « siècle d’humiliation » racheté par le « rêve chinois ».

Sur le continent, les réactions sont amères. En 2012, Kong Qidong –professeur à l’Université de Pékin – a déclaré que regretter les Britanniques faisaient des Hongkongais des « chiens ». Les nationalistes chinois usent d’un lexique approchant pour dénoncer le « séparatisme » taiwanais, parfois attribué à « l’empoisonnement » des esprits par le Japon.

Mais la violence même de ces propos suggère que le problème pourrait bien venir de Chine – car ce sont les nationalistes chinois, de part et d’autre du détroit de Taiwan, qui font de la loyauté politique une question d’identité nationale, et identifient le patriotisme à la soumission au régime de Pékin. Selon cette logique culturaliste et autoritaire, les opposants du continent ou d’ailleurs ne peuvent être que de mauvais Chinois. Or ce chantage est à double tranchant : à Hong Kong ou à Taiwan, les démocrates qui rejettent l’identité chinoise ne font qu’y répondre dans les mêmes termes.

Sur le papier, le principe « un pays, deux systèmes » semblait une manière de prendre en compte la diversité des territoires contrôlés ou revendiqués par la Chine – une solution « impériale », comme certains intellectuels continentaux le formulent ouvertement. Dans les faits, cependant, Pékin se cramponne à une conception monolithique de la nation qui laisse peu de place à la géométrie variable des identités et des allégeances caractéristique d’un empire. C’est mauvais signe pour l’avenir du pluralisme politique à Hong Kong ou – en cas de réunification – à Taiwan.

 

Victor Louzon est un Fox International Fellow et un Fulbright Visiting Student à Yale. Historien de l’Asie de l’Est, il est diplômé de Sciences Po and de l’INaLCO.

 

 

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