L’Europe face à la mondialisation – Partie I

Pendant que la concurrence mondiale s’intensifie, les gouvernements conçoivent des stratégies pour protéger leur marché du travail, leurs industries et leur réputation. Cet article en deux parties analyse les diverses approches adoptées pour répondre à la globalisation qui ont émergé en Europe, une en France et l'autre au Danemark. La France semble en tant que membre le plus protectionniste de l'Union Européenne, pourtant elle demeure ouverte aux investissements étrangers. Le gouvernement n'a aucun problème lorsque les multinationales françaises investissant en dehors des frontières de l’Hexagone ni avec les sociétés étrangères s’installant en France, mais conteste avec vigueur toutes les tentatives étrangères de racheter des sociétés françaises. La France n'est pas seule à pratiquer la politique de la double norme, la stratégie est commune à beaucoup de nations occidentales. Décrit comme un concept relativement moderne, la politique officielle française du « patriotisme économique » permet l’intervention du gouvernement lorsqu’il existe un risque d’appropriation par une société étrangère d’une entreprise française reconnue et respectée. La France espère que ses dirigeants politiques et économiques pourront être assez subtils afin de bénéficier de la mondialisation sans en subir les contraintes – YaleGlobal

L’Europe face à la mondialisation – Partie I

Les Nations riches pratiquent une mondialisation à la carte, en favorisant le rachat d’entreprises étrangères tout en protégeant les leurs
Patrick Sabatier
Tuesday, May 16, 2006

PARIS: Appelez cela le paradoxe français. Les multinationales françaises conquièrent des parts de marché à l’étranger, mais le gouvernement français érige continuellement des obstacles afin de protéger au mieux les entreprises françaises, tout en encourageant dans le même temps, l’investissement étranger dans le pays.

La France apparaît comme être le membre le plus protectionniste d’une Europe le devenant de plus en plus, si l’on s’attarde sur les successives interventions gouvernementales contre les tentatives de rachat des entreprises françaises par des intérêts étrangers : Paris a contrecarré l’acquisition du groupe de Danone, leader mondial du yaourt et de l’eau minérale, par le géant américain Pepsico ; s’est opposé publiquement au rachat de l’industriel Arcelor par l’Anglo-Indien Mittal Steel ; et a fortement poussé à la fusion entre les entreprises Suez et GdF, dominant respectivement le domaine de l’eau et du gaz, afin d’empêcher que Suez tombe aux mains de l’Italien Enel.

Le premier ministre Dominique de Villepin est à plusieurs reprises intervenu pour mettre un terme aux fusions transnationales, sous prétexte d’une politique de « patriotisme économique ». son gouvernement a récemment voté une série de législations destinées à compliquer, voire à bloquer les OPAs sauvages sur les entreprises françaises dans onze secteurs considérés comme stratégiques à l’économie du pays. Le gouvernement a édicté une liste de dix compagnies provenant du CAC40, indice de la bourse de Paris et les a déclaré comme intouchables par des étrangers. Pas encore publiée, cette liste comprendrait Carrefour, La Société Générale, Danone et le fabricant de verre Saint Gobain.

Dans le même temps, l’entreprise électronique Alcatel a absorbé Lucent, le fabricant américain d’équipements de télécommunications, en avril. Ce n’est qu’une réussite de plus dans une longue liste de fusions et d’acquisitions de la part des groupes français -190 l’année dernière, soit une augmentation de 157% par rapport à l’année précédente, pour un total de 60,6 milliards d’euros. De telles initiatives démontrent que la France joue une mondialisation à la carte –profiter des avantages de la mondialisation tout en résistant aux tentatives des autres de faire la même chose en France. Le principe en vigueur est donc celui-ci : « ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à toi est ouvert à la négociation ».

Alors que la France pourrait être plus ouvert économiquement parlant, elle est loin d’être la seule. Depuis le début de cette année, l’Espagne a empêché une entreprise allemande d’acquérir un producteur d’énergie national ; la Pologne a contrecarré le rachat de plusieurs de ses banques par des Italiens, alors que l’Italie a fait la même chose pendant un certain temps, comme l’a démontré la bataille de longue haleine de 2005 pour empêcher le rachat de Antonveneta bank par le géant bancaire hollandais ABN Amro ; et l’Allemagne défend systématiquement son pré carré « Volkswagen », protégeant son industrie automobile des prédateurs étrangers.

En dehors de l’Europe, chacun devrait observer ce qui s’est passé à propos de l’acquisition de six installations portuaires américaines P&O par Dubai Ports World ou se souvenir de la fureur qu’avait provoquée la tentative de rachat d’Unocal par la firme énergétique chinoise CNOOC. Cette liste, loin d’être exhaustive, montre que ce que les français appellent « le patriotisme économique » est réellement un comportement globalisé, particulièrement au sein du monde développé. Ironiquement, les nations développées oeuvrent pour plus de libéralisation et d’ouverture aux investissements des marchés verrouillés comme ceux de la Chine, de l’Inde ou du Brésil- qui résistent à l’ouverture de leurs économies centralisées et nationales- au sein du cycle de Doha.

Le patriotisme économique peut sembler être incohérent et ancien lorsque l’on considère que la nation qui réclame tant son application, la France, est de loin le pays de l’Union Européenne le plus « ouvert » aux investissements étrangers, du moins selon les chiffres du FMI. Les investissements directs étrangers représentent 13% du PNB en Italie, 25% en Allemagne, 36% au Royaume Uni- mais 42% en France. Plus de 40% des actions des plus importants groupes français cotés à la bourse de Paris sont aux mains d’actionnaires étrangers, et un ouvrier français sur sept est employé d’une entreprise étrangère –alors que le rapport au Royaume Uni est de un sur dix et un sur vingt aux Etats-Unis. Mais en France, le patriotisme économique a de profondes racines historiques, qui remontent directement à la naissance de l’Etat moderne français au XVIIe siècle, sous Louis XIV et son ministre, Jean-Baptiste Colbert.

La légitimité de l’Etat s’est affirmée sur sa capacité de contrôler la macro-économie, de mener une stratégie de développement, de promouvoir de grands projets industriels et technologiques, et de consolider la classe des « champions industriels ». Cette stratégie a duré durant le XXe siècle, successivement soutenue par la gauche- le gouvernement du front populaire en nationalisant les industries de défense, les chemins de fer, la banque de France en 1936- et par la droite, avec Charles de Gaulle faisant de la même manière en ce qui concerne le nucléaire, l’industrie aéronautique et spatiales. A ce jour, la mentalité française lie l’époque des « Trente Glorieuses » (miracle économique au sortir de la guerre) à cette politique. Le patriotisme économique est aussi bien une notion politique qu’économique.

A un moment où la population appréhende l’Etat national et ses hommes politiques comme affaiblis et comme ayant moins de pouvoir du fait de la mondialisation –un phénomène exclusivement conduit par les forces économiques et de plus en plus financières- le patriotisme économique a été redécouvert comme un antidote au scepticisme et à la méfiance envers les dirigeants politiques. Les sondages sur l’opinion publique montrent que 69% de la population française soutiennent cette politique.

Une fois encore, le patriotisme économique n’est pas une réaction singulièrement attaché à la France, et d’autres forces doivent être au travail pour rendre cette réaction possible. Une de ces forces est la crise actuelle de l’Union Européenne. Depuis les refus français et hollandais de l’année dernière du projet de constitution européenne, les tentatives précédentes beaucoup menées sans enthousiasme, sur les politiques industrielles européennes et les tentatives de coopération, ainsi que les rêves de l’ « Europe comme une puissance » sont en arrêt. Dans le même temps, la dérégulation des marchés européens principaux a produit une frénésie de fusions et d’acquisitions inédite depuis 2000. Les gouvernements ont par conséquent agi suivant leur propre perception de l’ « intérêt national », poussés à ce ci par leurs citoyens anxieux des coûts sociaux de la dérégulation et de la perte de pouvoir national quant aux décisions de rachat étrangères.

Beaucoup de personnes –encore pas uniquement en France- ne sont pas convaincus que, en conformité avec l’idéologie libérale, seule la « main cachée » des marchés bienveillante et cosmopolite soit en jeu au sein des relations économiques internationales. Une des ironies du patriotisme économique est que les avocats français ont théorisé ce qu’il est traité en une page aux Etats-Unis. Ils montrent que le soutien américain à la protection des industries clés et technologique à travers des dispositifs comme le Centre de Conseil, mis en place par le Département du Commerce à Washington D.C, destiné à « soutenir l’expansion » des exportations américaines ; le comité sur l’investissement étranger aux Etats-Unis ; la législation Exxon-Florio ; ou le contrôle fédéral sur certains fonds d’investissement, comme In-Q-Tel crée par la CIA.

Alain Juillet –ancien chef de la DGSE, le service secret français, que le Premier Ministre Villepin a chargé de diriger « l’intelligence économique »- avance l’idée que « nous en Europe sommes en réalité plus libéral que les Etats-Unis » en matière de contrôle politique sur les entreprises stratégiques. Les partisans du patriotisme économique considèrent que, dans le monde de l’après guerre froide, la compétition technologique et économique est devenue primordiale, non seulement pour la sécurité, mais également pour la diplomatie, la politique et les prestations sociales. « Le patriotisme économique est un concept entièrement moderne », selon Thierry Breton, l’ancien dirigeant de France Télécom et le ministre français de l’économie, des finances et de l’industrie.

Toutes proportions gardées, le paradoxe premier réside dans le fait que la politique française sur l’investissement étranger est une politique généralisée. Les pays développés sont tout aussi exigeants et déterminés dans leurs discours sur la nécessité de laisser le marché décider, que lorsqu’il s’agit d’élever des barrières quand ils pensent que leur intérêt national peut être affecté ou pour des raisons de convenance de politique interne. « Le patriotisme économique » est le côté chiquenaude du libéralisme et la concrétisation à la mode de la globalisation à la carte.

Patrick Sabatier is deputy editor of the Paris daily “Liberation.” Traduit par Jean-Baptiste Davoust.

© 2006 Yale Center for the Study of Globalization