Les Etats Unis devraient il vendre leur technologie nucleaire à l’Inde? Partie I

Les Etats Unis devraient il vendre leur technologie nucleaire à l’Inde? Partie I

A moins qu’elle ne se modifie, la politique actuelle américaine sacrifierait ses buts de non prolifération pour ses intérêts stratégiques immédiats
Robert Einhorn
Tuesday, November 8, 2005

WASHINGTON : Il y a un souci croissant au sein du Congrès américain sur le dossier nucléaire conclu l’été dernier lors de la visite du Premier Ministre indien Manmohan Singh à Washington. Ce n’est pas tant que la construction d’une relation stratégique avec l’Inde n’a pas d’importance ; mais elle ne devrait pas remettre en cause les autres intérêts nationaux américains d’égale importance –celui par exemple de la non prolifération des armes nucléaires. Et c’est précisément ce que l’administration Bush a fait.

Dans la déclaration commune publiée le 18 juillet, l’Inde a accepté de faire quelques gestes dans le but de démontrer qu’elle était une puissance nucléaire responsable. En échange, l’administration américaine veillera à modifier quelque peu ses dispositions nationals et internationals d’exportation de technologique nucléaire envers l’Inde –un retournement radical de position par rapport aux obligations légales et les politiques qui prédominaient jusque là, et qui excluaient toute coopération nucléaire avec les Etats non membres du Traité de Non prolifération. (TNP).

Selon l’administration américaine, un des bénéfices de l’accord est d’amener l’Inde dans le sillage du régime de non prolifération. Mais l’Inde, cependant, et c’est à mettre à son crédit, a une politique qui va dans cette direction depuis quelque temps déjà. Les engagements que l’Inde a accordé par la déclaration commune du 18 juillet n’ajoutent aux engagements antérieurs que peu de choses. Pour la plus grande part, ils ne sont que la réaffirmation et la codification de positions prises et entretenues par l’Inde. Le seul élément nouveau –le principe de séparation entre les activités nucléaires civiles et militaires et la surveillance des installations nucléaires par des observateurs de l’AIEA- est largement symbolique. Il n’a pas d’effet sur la capacité indienne à produire de la matière fissile pour fabriquer des armes nucléaires à partir d’installations non surveillées.

Comparativement, le régime de non prolifération a gagné que très peu de la déclaration conjointe comparé aux dommages engendrés si l’accord va plus loin qu’il ne le prévoit actuellement. Les initiatives de l’administration Bush dans le groupe de fournisseurs d’énergie nucléaire pour renforcer les contrôles sur les exportations seront plus dures à faire accepter si dans le même temps l’administration demande au même groupe de rendre les règles plus souples dans le cas où elles ne conviennent plus aux finalités de la politique américaine. En créant un précédent à la fermeté des règles uniquement pour s’accommoder à la volonté américaine de se rapprocher de l’Inde, l’accord fournira l’occasion pour les autres fournisseurs de se sentir moins liés et peut être de s’engager dans une coopération nucléaire avec leurs propres amis stratégiques –l’Iran dans le cas russe, le Pakistan dans le cas chinois. Et en envoyant un signal selon lequel les Etats-Unis peuvent s’accommoder avec une volonté d’acquérir des armes nucléaires, cela réduira d’autant les craintes des Etats envisageant de se doter d’une capacité nucléaire dans le futur.

Sur le court terme, cela sera plus difficile de gérer les Etats défiant le régime de non prolifération tel que l’Iran. Déjà les iraniens ont acquis le soutien international en s’auto proclamant le porte parole des Etats qui ne comprenaient pas dans quelle mesure ils devraient abdiquer leur droit à une capacité d’enrichissement alors que l’Inde, n’étant même pas signataires du traité de non prolifération se verrait proposée une coopération nucléaire. Plus généralement, l’accord envoie le message politique selon lequel les Etats-Unis –le pays considéré jusque là comme le leader de la lutte anti prolifération- sont prêt à subordonner l’objectif de non prolifération aux autres finalités de la politique étrangère. Et cela représente un feu vert à ceux qui souhaitent que le régime de non prolifération soit lié aux considérations commerciales et politiques.

Les dommages causés à la politique américaine de lutte anti prolifération peuvent néanmoins être réduits si des améliorations sont faites –à la fois par les gouvernements américains et indiens, mais aussi par le Congrès, par le groupe de fournisseurs nucléaires, ou par une action combinée de tous ces acteurs.

La première mesure, et la plus importante, serait une décision indienne de stopper de produire du matériel fissile destiné aux armes nucléaires, peut être dans le cadre d’un moratoire multilatéral. Un arrêt de la production multilatérale pourrait en effet représenter une contribution majeure à la lutte contre le terrorisme nucléaire en répertoriant les stocks des matériaux susceptibles de concourir à la fabrication d’une bombe, et ainsi de rendre les stocks plus sûrs contre toute tentative de vol ou de saisie.

Sans un tel moratoire sur la production, l’accord indo-américain pourrait actuellement favoriser un accroissement de la capacité indienne à la fabrication d’armes nucléaires. Les ressources en uranium sur le territoire indien sont limitées et doivent aujourd’hui être utilisés à la fois pour répondre à la demande civile que militaire. Une capacité nouvelle à importer de l’uranium dans des buts uniquement civils pourrait alors libérer l’utilisation des ressources domestiques pour la fabrication d’armes, permettant de cette manière une augmentation substantielle de l’armement nucléaire indien.

L’Inde répète qu’elle est prête à assumer les mêmes responsabilités et à adopter les mêmes pratiques que les autres puissances nucléaires. Par conséquent, si les cinq Etats nucléaires originels stoppent tous la production de matériel fissible, alors l’Inde devra la stopper de même.

En deuxième lieu, l’Inde pourrait être sollicitée à jouer un rôle plus actif sur la scène internationale pour la lutte contre la non prolifération, et à s’engager dans les défis actuels, en particulièrement en ce qui concerne l’Iran. Le vote positif indien au conseil de l’AIEA sur la culpabilité iranienne fut un geste accueilli avec enthousiasme. Mais depuis lors, les Indiens ont tenté d’adoucir leur position, en déclarant qu’ils avaient agi ainsi dans l’intérêt de l’Iran, en évitant que le dossier soit transmis au Conseil de Sécurité. Le test clé dans les mois qui viennent sera de savoir si l’Inde fera un effort déterminé et substantiel pour convaincre l’Iran d’abandonner son programme d’enrichissement de l’uranium, et, si cela s’avère nécessaire, si l’Inde votera positivement pour en référer au Conseil de Sécurité.

Troisièmement, les risques découlant de l’accord nucléaire indo-américain pourraient être réduits en conservant une distinction entre les Etats membres du TNP et ceux qui n’en font pas partie en termes d’exportations nucléaires qu’ils seraient susceptibles de bénéficier. En effet, en qualifiant de “totale” la coopération nucléaire avec l’Inde, l’accord met en cause le principe depuis longtemps acquis de permettre aux Etats membres du TNP de bénéficier de l’énergie nucléaire civile et de la refuser aux Etats non membres. Ce principe pourrait néanmoins être préservé dans le cas où la coopération avec l’Inde excluerait notamment les équipements, les matériaux et la technologie liés à l’enrichissement et aux autres activités sensibles. Cela permettrait l’Inde d’acquérir de l’uranium, du carburant enrichi et des réacteurs nucléaires, mais tout en maintenant l’interdiction sur le transfert de certaines matières liées directement au développement d’un programme d’armes nucléaires.

Enfin, quatrièmement, il pourrait être envisagé d’appliquer cet accord nucléaire de manière neutre –c'est-à-dire en généralisant cette exception aux règles, sans la confiner uniquement à l’Inde. Le problème avec le maintien d’une exception indienne réside dans le risque de voir condamner la politique américaine pour avoir été sélective dans ses choix dictés uniquement dans une optique d’intérêts à court terme de politique étrangère.

Pour éviter cette condamnation qui serait alors justifiée sans pour autant ouvrir la porte de la coopération nucléaire dans les cas où cela ne serait pas souhaitable, des modifications devraient être réalisées au sein de la loi américaine et dans les agendas du groupe des fournisseurs nucléaires, modifications qui permettraient d’accroître la coopération nucléaire avec n’importe quel pays non membre du TNP respectant un certain nombre de critères de responsabilisation en matière nucléaire. Il s’agirait de critères qui concerneraient les tests de recherche, la surveillance des installations civiles nucléaires, la production du matériel fissible, les politiques d’exportation et leur contrôle, les mesures destinées à prévenir tout risque de vol ou de saisie incontrôlable de matériaux nucléaires, la coopération internationale pour l’interdiction du transfert illicite et enfin l’éradication des réseaux de trafic pouvant exister.

Si cette approche est adoptée, les évolutions qui ont surgi du document du 18 juillet pourraient se métamorphoser d’un échec en victoire pour la non prolifération. Cela donnerait l’avantage essentiel aux Etats-Unis de pouvoir à la fois se concentrer sur leurs liens stratégiques avec l’Inde sans oublier l’intérêt international pour la non prolifération nucléaire –et sans voir un des deux objectifs prendre le dessus sur l’autre.

Robert Einhorn is Senior Adviser, Center for Strategic and International Studies and former Assistant Secretary of State for Nonproliferation 1999-2001.Traduit par Jean-Baptiste Davoust.

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