Vers l’etablissement d’un Califat virtuel?

Vers l’etablissement d’un Califat virtuel?

Al-Qaida n’est pas le seul mouvement islamique à vouloir monopoliser le discours sur la globalisation
Peter Mandaville
Thursday, October 27, 2005

ARLINGTON : La récente “lettre de Zawahiri-Zarqawi”- supposé être une circulaire portant sur la stratégie et les tactiques du numéro 2 d’Al-Qaida en Irak- a une fois de plus soulevé la question de la capacité de Bin Laden à inspirer et à stimuler un radicalisme islamiste transnational. Cette question se voit de nouveau d’actualité avec les attentats de Juillet à Londres et les attaques à Bali en Indonésie.

Alors que des doutes s’élèvent sur l’authenticité de cette lettre, elle fournit néanmoins une opportunité de reconsidérer de manière plus large les mécanismes de l’autorité religieuse islamique dans un monde globalisé. Alors que beaucoup brandissent le spectre d’al-Qaida et sa marque dé-territorialisée pour tenter de rallier les masses populaires de l’umma (la communauté mondiale des musulmans) au radicalisme religieux militant, al-Qaida n’est pas le seul mouvement transnational. De plus, il est possible aujourd’hui d’identifier des infrastructures émergentes –sur internet, la télévision par satellite, par les livres de grande diffusion, par les conférences internationales et par les centres de recherche- tentant de contrebalancer la rhétorique globale d’al-Qaida par un effort et un soutien aux docteurs en droit islamique.

Dans la tradition de la Sunna, à laquelle 90 % des musulmans dans le monde adhèrent, il y a pas de structure d’autorité religieuse formelle ou centralisée, comme pourrait l’être l’église catholique. Au contraire, une diversité de docteurs en religion et de spécialistes régionaux de la shariah (la loi religieuse) est en compétition avec les autorités censées parler globalement au nom de la religion islamique.

Historiquement, les Etats musulmans et leurs dynasties se sont souvent appuyés sur des cadres religieux pour acquérir une plus forte légitimité politique. En d’autres temps, les docteurs en religion ont joué un rôle important dans la société civile en contrebalançant le pouvoir étatique. Jusqu’à 1924, cependant, il y avait dans la tradition de la Sunna une figure centrale dans la personne et dans la fonction du calife. Le calife (“sucesseur” du prophète Muhammad) représentait le gardien mondial de la loi et de l’ordre divins. Comprise dans un sens non religieux, la fonction du calife –dont la juridiction théorique s’étendait à toutes les terres régies par la loi musulmane- correspondait au contrôle du respect des règles.

L’enjeu du califat permet de jeter un autre regard sur la relation entre la question de la globalisation contemporaine et l’autorité religieuse. Cette réflexion est en effet utile, non seulement parce qu’un certain nombre de mouvements politiques islamiques (dont Al-Qaida fait partie) veut restaurer les institutions du califat, mais également parce qu’elle permet un plus large débat concernant l’influence déclinante de l’Etat-Nation dans le contexte de globalisation dont les conséquences sont de rendre les modèles transnationaux si attractifs.

Peut-être l’élément le plus intéressant, cependant, -mais certainement très peu souligné- réside dans les efforts d’un corps multiple et divers de docteurs en droit religieux « superstars » dont les efforts serviraient à la mise en place métaphoriquement parlant d’un califat. Pour ce corps, le califat est non pas une institution politique attachée au principe de la souveraineté territoriale, mais plus le représentant d’un idéal pan-islamique –une forme de fusion de dénominateurs communs pour tous. Dans leurs esprits, cette communauté qui partagerait la même connaissance et la même interprétation religieuse serait un antidote à Bin Laden et aux radicaux jihadists. Considérant ces critères d’établissement et de propagation, une telle tendance pourrait favoriser l’établissement d’un « califat virtuel ».

La figure centrale de ce mouvement de réflexion est Yusuf al-Qaradawi, un docteur religieux Qatari basé en Egypte qui fit ses classes dans la vénérable institution universitaire de Al-Azhar au Caire –l’Oxford des sciences religieuses islamiques. Dans les récentes années, il a cherché à promouvoir une interprétation plus large des traditions de la loi islamique et des enseignements religieux dans leur globalité. Qaradawi est devenu une personne reconnue et respectée dans le monde arabe durant les années 1990 à travers son émission sur al-Jazeera « La loi islamique et la Vie », par laquelle il s’est engagé à discuter de sujets aussi divers que la technologie médicale ou la sexualité. Son approche révolutionnaire a aussi attiré à lui une grande confiance à travers le monde arabe ; durant les cinq dernières années, les traductions de ses œuvres sont régulièrement devenues des best sellers dans les librairies islamiques.

La plus grande contribution de Qaradawi ne réside pas dans ses idées, mais plutôt dans les institutions qu’il a créé et les collaborations transnationales qu’il a favorisé entre les docteurs en droit religieux. Qaradawi a soutenu le développement d’une infrastructure pour la croissance et la propagation d’un traditionalisme cosmopolite grâce à un réseau de sites Internet (comme le très connu Islam Online) ou encore grâce à des centres de recherche régionaux (parmi lesquels le Conseil Européen de la Fatwa et de recherche islamique en Ireland est le plus cité). Il a joué un rôle majeur dans l’établissement de l’Association Internationale des chercheurs en droit religieux, un réseau des principaux représentants des écoles de pensée, orthodoxe et hétérodoxe ; cette association ayant pour but de contrer la monopolisation du discours sur l’Islam par les radicaux.

Mais quel est exactement le contenu de cette nouvelle approche ? Quelles sont ses finalités ? Ses déclarations et ses fatwas soulignent l’importance d’appuyer sur les similarités qui existent, plus que les différences, entre les diverses écoles de pensée islamique. De cette manière, les docteurs ont condamné les tentatives par les groupes radicaux de qualifier d’apostasies les musulmans qui seraient en désaccord avec leur vision. Qaradawi se réfère fréquemment à l’injonction coranique contre l’extrémisme et la vision du Coran de la communauté musulmane comme un groupe modéré et mesuré (Quran 2 :143)

Et c’est à partir d’ici que les critiques accusent Qaradawi et ses disciples de ne pas aller plus loin dans cette démarche. Elles souhaiteraient, par exemple, une dénonciation forte du terrorisme et le rejet non équivoque des menaces proférées contre les juifs et les non musulmans –et peut être même un appel à la coopération entre musulmans et l’Occident. Mais les critiques sont passées à côté d’un point central. En effet, les politiciens occidentaux –et plus généralement les libéraux progressistes- ne sont pas toujours en accord avec les opinions de Qaradawi. Même les disciples les plus ouverts d’esprit de l’orthodoxie scripturale de l’Islam tendront souvent vers un conservatisme social, c'est-à-dire sur le traitement de l’homosexualité et le rôle des femmes. Ce sera également difficile de trouver un accord complet avec l’Occident sur les problèmes immédiats qui se posent en termes politiques et sécuritaires. Alors que Qaradawi a condamné fermement et continuellement Bin Laden et le terrorisme promu par Al-Qaida, ses déclarations sur la rébellion irakienne et l’utilisation de la violence par les palestiniens sont certainement à des centaines d’années lumières des positions et des visions de Washington.

Cela signifie que la pire chose que puisse faire l’Occident serait de mettre à l’écart des personnalités comme Qaradawi juste parce que leurs visions ne correspondent pas totalement aux visions et aux buts américains. Depuis le 11 septembre 2001, les Etats-Unis sont apparus comme voulant séparer les « bons musulmans » des mauvais pour ne collaborer qu’avec les premiers –ce qui veut dire que l’Islam doit s’accorder avec les demandes américaines. Le problème évident réside dans le fait que les personnalités et les groupes soutenus par Washington n’ont guère de légitimité parmi les communautés et les populations que les États-Unis veulent convaincre.

Dans une approche à long terme, nous devrions nous demander si les finalités américaines et celles du « califat virtuel » ne sont pas si différentes. Après tout, un vote pour Qaradawi est un vote contre Zarqawi. Alors que le recrutement idéologique du camp Qaradawi ne produira pas une génération de musulmans favorables et prédisposés à la politique américaine, mais une génération qui représentera tout de même une masse de musulmans respectés, influents et solidaires pour qui l’espoir et le dialogue dans l’obtention de progrès tangibles sont possibles.

Peter Mandaville, Director of the Center for Global Studies and Associate Professor of Government & Politics at George Mason University, is the author of Transnational Muslim Politics: Reimagining the Umma. The themes in the present piece are more fully explored in his forthcoming book Global Islam. Traduit par Jean-Baptiste Davoust.

© 2005 Yale Center for the Study of Globalization