Ne laissons pas la ‘Revolution Rose’ se faner
Ne laissons pas la ‘Revolution Rose’ se faner
TBILISI: Si une nouvelle vague de démocratisation doit changer le visage de la politique internationale au XXIe siècle, les futurs historiens pourraient tenter de remonter jusqu’à ses origines, et finalement aboutir non pas aux actions et à la rhétorique de l’Administration Bush, mais plutôt aux évènements survenus dans une minuscule république du Caucase. En effet, ce fut bien en Géorgie en novembre 2003 –bien avant la révolution Orange en Ukraine, la révolution du cèdre au Liban ou encore les élections en Iraq- qu’une population mécontente prit d’assaut les rues pour exiger le départ d’un gouvernement corrompu et autocratique. Le résultat de telles manifestations fut ce qu’on appela « la Révolution Rose », un changement pacifique de régime, un évènement qui inspira tous ceux qui refusaient d’accepter un statu quo insatisfaisant.
Depuis lors, le gouvernement de Tbilisi se bat pour démontrer que la démocratie s’enracine dans le pays –même si le changement démocratique s’accompagne de défis portant sur les conditions de vie d’une société très pauvre et multi- ethnique et sur les relations à adopter avec des voisins puissants et cherchant à faire ingérence dans la vie politique interne-. Sous le leadership d’un diplômé en droit de l’université de Columbia le président Mikhail Saakashvili, la Géorgie a mis en œuvre des réformes économiques à long terme, s’attaque à la corruption patente, et tend une branche d’olivier à ses minorités ethniques dans les provinces séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, deux provinces soutenues par la Russie. Le changement vers un régime plus démocratique amène également une modification des attitudes dans les domaines diplomatiques et militaires : ainsi un nouveau plan stratégique national a été réalisé, disposant que des participations de la Géorgie à des opérations multinationales était désormais envisageable, par exemple au Kosovo, en Afghanistan et en Irak (pays dans lequel près de 900 soldats géorgiens ont été envoyés). La visite de mai 2005 du président américain Georges Bush à Tbilisi –où il fut accueilli par une foule l’acclamant lorsqu’il se rendait au Square de la Liberté- a mis en lumière l’importance que représent la Géorgie pour les Etats-Unis qui veule la transformer en modèle de nouvelle démocratie pour ceux qui souhaiteraient suivre ses traces. Mieux, les sénateurs Hillary Clinton et John Mc Cain sont même allés jusqu’à proposer Saakahvili –ainsi qu’au président ukrainien Viktor Yuschenko- pour le prix Nobel de la paix.
Mais pourtant la démocratie géorgienne est d’or et déjà menacée. Le problème majeur d’un gouvernement qui a renversé une direction antérieure discréditée par le soutien des masses populaires est qu’il n’a pas d’opposition en face de lui –un ingrédient indispensable pour la construction d’une démocratie réelle et une clé de la réussite pour empêcher les abus de pouvoir. En parlant avec des géorgiens à travers le pays, nous nous sommes peu à peu inquiétés à propos de la liberté de la presse (‘l’auto-censure’ semble très répandue) mais aussi à propos de la transparence budgétaire (notamment l’existence d’un ‘fond présidentiel’ qui peut être utilisé à la discrétion du pouvoir exécutif sans le moindre contrôle parlementaire et sans véritablement de transparence donc). Et la mort du premier ministre Zurab Zvhania en février dernier a privé le gouvernement de son ministre le plus efficace, qui avait souvent tempéré le caractère impulsif de Saakashvili.
Cependant, malgré ces problèmes qui se posent à la nouvelle équipe au pouvoir, la Géorgie reste un succès. La plupart des problèmes –dont le manque de transparence fiscale et de contrôle parlementaire- reflète plus l’inexpérience du gouvernement et l’absence d’une opposition politique qu’une volonté de cacher et de nuire. Les hommes politiques, la plupart âgés de 30 ans –et certains même plus jeunes- semblent s’être totalement dévoués à l’ambition de la Géorgie à échapper à la tutelle russe et à rejoindre l’Europe dans le camps des démocraties.
Quant à la question de savoir si la Géorgie sera la bienvenue en Europe, c’est un autre débat. Le contraire semble d’ailleurs s’affirmer, si l’on s’en tient aux récents problèmes d’élargissement de l’Union Européenne. Pour la Géorgie –ainsi que pour la Turquie, l’Ukraine ou les Balkans- l’espérance d’une entrée dans l’Union Européenne, même lointaine, peut faire la différence entre une démocratie solide ou fragile. Sans aucune espérance de ce type, le jeune gouvernement géorgien pourrait être moins audacieux quant à ses réformes en politique interne, et conduire probablement à des dérives nationalistes ou autoritaires qui ont tant fait de torts dans le passé.
Peu à Tbilisi pensent que l’entrée dans l’UE arrivera prochainement. Malgré le fait que le drapeau de l’Union flotte fièrement sur les immeubles officiels européens, ils savent que d’autres pays sont en attente. Ils soulignent tous l’importance de laisser la porte ouverte, même ne fut ce qu’un peu. Alors que les leaders des pays membres essaient de rassurer leurs opinions publiques et leurs électorats en leur expliquant que leurs identités nationales et leurs intérêts seront sauvegardés au sein d’une plus large Union Européenne, les leaders géorgiens quant à eux, expliquent que leurs intérêts seront mieux servis si les portes de l’Union restent ouvertes.
Pourquoi les électeurs européens –inquiets face à leurs économies vacillantes, face au terrorisme et aux prix croissants des ressources énergétiques- devraient se soucier de la stabilité et de la démocratisation d’un endroit que peu d’entre eux sauraient situer sur une carte ? Parce qu’une région de la Mer Noire stable – au croisement de l’Europe, de la Russie et du Moyen Orient- représente un intérêt direct pour non seulement ceux qui vivent dans cette région, mais aussi pour les citoyens européens.
A la fin des années 1990, la Géorgie a été un abri non volontaire des terroristes islamiques qui cherchaient refuges dans les montagnes avant de retourner se battre en Tchétchénie. Mais avec l’aide américaine, elle a pu repousser et expulser les terroristes, et l’Union Européenne aide désormais le pays à rendre ses frontières plus hermétiques. (Bien que l’Union l’aide, elle pourrait faire beaucoup plus). Alors qu’une Géorgie instable pourrait retomber aux mains des extrémistes faisant du Caucase une base pour exporter la terreur, une Géorgie en voie de démocratisation serait un partenaire sérieux.
Economiquement, les Européens ont un intérêt à promouvoir la croissance de voisins à forte demande entraînant de ce fait une production accrue dans l’Union – et qui ne seraient pas des paquets cadeaux économiques basés sur l’existence d’une aide étrangère. Grâce au processus d’élargissement de la dernière décennie, les 10 nouveaux membres de l’Union Européenne qui l’ont rejoint en 2004 ne sont pas seulement des démocraties stables, mais leurs économies connaissent également une croissance de 6% par an (comparé aux 2% des économiques des 15 anciens membres). Le même cercle vertueux peut s’appliquer aux futurs candidats, à condition que l’Union demeure capable de penser à long terme. Et avec l’ouverture du pipeline Baku-Tbilisi-Ceylan cet été, la Géorgie est désormais un corridor stratégiquement inévitable. Deux pipelines souterrains vont transférer des montants importants de pétrole et de gaz de la Mer Caspienne aux consommateurs de la Mer Méditerranée –sans avoir à obtenir le soutien de la Russie ou de l’Iran.
Les Etats-Unis doivent également jouer un rôle dans la pérennisation du futur de la Géorgie, surtout si ses alliés européens ne réussissent pas à remplir le rôle. Actuellement, Washington semble être prête à assumer ce travail. Cela semble incroyable –et aussi inévitablement parlant- que l’Amérique se sente plus engagée et soucieuse de l’évolution démocratique de la Géorgie que l’Europe. Les géorgiens l’ont compris, et tournent leur attention vers les Etats-Unis pour réclamer de l’aide. Ainsi, et à cause du bilan actuel de l’action européenne, il est nécessaire que l’Amérique et ses alliés travaillent de concert pour garder d’autres portes ouvertes, par exemple, en utilisant l’élargissement de l’OTAN comme ils l’ont fait dans les années 1990 : comme un moyen d’étendre les vertus de la liberté à l’ensemble de l’Europe de l’Est. Les Etats-Unis doivent également s’assurer que la Russie jouera un rôle constructif –ou du moins ne développera dans la région une politique dommageable et néfaste.
La révolution pacifique de la Géorgie est une source d’inspiration importance, mais la légitimité de cette révolution reste en balance. Cela serait une tragédie si les Européennes et les Américains se détournaient de leur soutien accordé à la stabilisation et à la démocratisation d’une région aux enjeux gigantesques, au profit de leurs politiques internes.
Philip H. Gordon is Senior Fellow and Director of the Center on the United States and Europe at the Brookings Institution. Derek Chollet is a fellow in the International Security Program at the Center for Strategic and International Studies. Traduit par Jean-baptiste Davoust.